Confiance en l’esprit (5): Les objets et l’esprit disparaissent
« En l’absence de pensées discriminantes, le vieil esprit cesse d’exister »
La pensée discriminative sépare le monde en termes d’objets d’attraction ou de répulsion. Ce que nous appelons ordinairement l’esprit est pour l’essentiel fait de telles pensées. En première approche, l’absence de pensées discriminantes revient à un état dénué d’esprit. C’est-à-dire un état libéré de l’attachement aux mouvements habituels de la pensée.
Cependant, opposer discrimination et vue directe, où les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles apparaissent, crée une autre dualité. Plus fondamentalement, dans le Ch’an, l’état dénué d’esprit est l’état dans lequel, après un effacement du discours, il y a passage de l’intelligence des choses à la présence active aux choses. Autrement dit, de la méditation du monde à sa contemplation, sans le recouvrir de catégories duelles, même en termes d’éveil ou d’illusion. Le vieil esprit cesse alors d’exister. Tout disparaît.
« Lorsque les objets de pensée disparaissent, le sujet pensant disparaît ; lorsque l’esprit disparaît, les objets disparaissent »
Il n’y a d’objet de conscience que dans un monde scindé entre objet de conscience et sujet conscient. En tournant mon regard vers l’intérieur pour répondre à la question « Qui suis-je ? », je trouve des pensées, des ressentis, des impressions… mais pas de sujet pouvant explicitement être désigné. Je me découvre comme « rien ». Et, en me découvrant comme « rien », je suis désigné par tout ce que j’appelais auparavant « objet de conscience » : je suis « tout » ce qui se présente en conscience.
S’il n’y a pas de sujet conscient, il n’y a pas d’objet de conscience. S’il n’y a pas d’objet de conscience, aucun sujet n’existe qui en soit distinct. Si le monde n’est pas regardé à travers une grille dualisante d’attachements et de répulsions, il n’y a plus la création d’objets susceptibles d’être attrapés ou rejetés par un sujet. Il n’y a plus de séparation sujet-objet, il n’y a plus de dualité entre soi et le monde. La non-dualité est la réalisation d’une conscience qui se reconnaît sans limites.
« Les choses sont des objets du fait du sujet-esprit ; l’esprit-sujet est tel du fait des choses-objets »
Nous créons les « objets » en déclarant que l’expérience de la conscience correspond à des objets extérieurs. Dans le même mouvement, nous faisons de nous-mêmes un objet de conscience qui se pose comme un sujet en opposition aux « objets » perçus. Mais, ce sujet est alors aussi séparé du point de perception en tant qu’objet de conscience. En nous séparant de ce que nous percevons, nous nous séparons de nous-mêmes.
Cette séparation entre sujet et objet (et donc entre corps et esprit) ressemble à un jeu de langage plaqué sur une expérience. Aucune preuve n’existe de l’existence d’un esprit qui ne soit pas juste la conscience de ce qui est. Il n’y a pas non plus de preuve de l’existence d’objets en dehors d’une expérience de conscience. Notre état naturel, dénué d’esprit, précède toute construction linguistique et tout rapport de sujet à objet.
« Comprendre la relativité du sujet et de l’objet, c’est réaliser leur unité dans la vacuité »
Tout objet de pensée dépend totalement du sujet qui le perçoit, de même que tout état d’esprit ou toute pensée. Cette relation de dépendance du sujet et de l’objet nie toute possibilité de validation de l’existence de l’un par l’autre. Chacun est vide d’existence indépendante. L’un n’existe pas sans l’autre. La différence de l’objet et du sujet se ramène à leur identité dans la vacuité.
Que rien n’existe en soi ne signifie cependant pas que rien n’existe ! Cela signifie que toute limitation est une illusion, comme toute solitude. En cessant de nous identifier à un « moi », nous devenons tout ce qui atteste notre présence. S’éveiller du rêve de la séparation n’est pas le but du chemin, c’est la condition du partage. La non-dualité, c’est la communication de soi à soi, du Soi au Soi, c’est-à-dire que c’est un des noms de l’amour.
« Dans la vacuité, « sujet » et « objet » ne sont pas distinguables, et chacun contient le monde entier »
La reconnaissance de la mutuelle dépendance de l’esprit et de ses contenus rend impossible de dessiner une ligne qui les sépare. Une fois leur identité dans la vacuité reconnue, ils ne peuvent plus être distingués. Mais, la vacuité n’est pas un vide, elle est ce qui contient tout. Puisque rien n’existe par soi-même, tout est interdépendant : chaque chose englobe l’univers entier.
Avant d’être manifestés comme sujets ou objets, ces derniers sont indistincts. Cependant, cette indistinction ne se perçoit qu’à travers la manifestation. Le manifesté contient le non-manifesté. Le fini contient l’infini. La non-dualité n’est ni le sujet ni l’objet d’une expérience ; ce n’est pas non plus la disparition de ce qui se manifeste comme sujet ou comme objet, c’est l’unité du sujet et de l’objet. Lorsque cette affirmation est réalisée, tout devient de façon vivante la rencontre du Soi par lui-même. La non-dualité est la réalisation d’une conscience qui se reconnaît sans limites.
« Si vous ne faites pas de discrimination entre grossier et subtil, comment resterait-il des préjugés ? »
La distinction sujet-objet est la racine de notre addiction aux préférences, à l’attirance ou à l’aversion. Il importe donc de ne pas faire de la réflexion sur cette distinction une simple investigation intellectuelle, mais la base d’un changement de comportement. Lorsque les tendances à la discrimination cessent, les schémas de pensée faits d’opinions et de préjugés cessent, eux aussi,, laissant place à une équanimité naturelle.
Chercher à ne plus discriminer compulsivement entraîne plusieurs changements. Par exemple, cesser de nous comparer, que ce soit aux autres ou à nous-mêmes, c’est-à-dire cesser de nous évaluer sans cesse. Ou encore, cesser de nous remémorer ou de ruminer le passé ou de penser avec inquiétude ou espoir au futur, pour être simplement présent. En fin de compte, il s’agit de ne pas faire de « fixation » sur nous-mêmes, d’accepter de nous oublier et de nous retrouver, de disparaître et de réapparaître neuf, à chaque instant. Il s’agit d’accepter l’alternance de la dualité et de la non-dualité jusqu’à la réalisation du fond de l’être de toutes choses.
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