La psychothérapie jungienne et l’art d’apprivoiser le taureau

Article mis à jour le 08/10/2024 | Zen et psychothérapie

La psychothérapie analytique jungienne et l’art d’apprivoiser le taureau

Une demande de psychothérapie exprime le plus souvent le désir de se libérer d’une souffrance. Très souvent, cette libération arrive sans que l’on sache exactement ce qui l’a produite. Toutefois, on observe qu’un temps non défini de relation thérapeutique est nécessaire. Cette relation offre au thérapisant l’occasion d’une rencontre de soi de plus en plus authentique entrainant des prises de conscience aux conséquences intégrées dans la vie quotidienne.

De son côté, le bouddhisme Ch’an comporte deux thèmes centraux entrelacés. Le thème de la libération de la souffrance, et celui de la réalisation de sa propre nature. L’Éveil, réputé soudain ou progressif selon les écoles. La libération de la souffrance est l’habileté à exister comme expression de l’Éveil. Dans tous les cas on ignore ce qui produit l’Éveil. Même l’Éveil soudain n’intervient qu’après une plus ou moins longue période d’étude et de pratique. Enfin, l’Éveil est un évènement ponctuel qui se stabilise avec l’intégration de ses conséquences dans le quotidien de la vie.

Thèmes communs

Du côté de la thérapie comme du Ch’an, on retrouve des thèmes communs : la libération de la souffrance, la véritable rencontre avec soi-même, l’incertitude quant aux mécanismes exacts qui produisent les effets recherchés et l’intégration de ces réalisations dans la vie quotidienne. Toutefois, il convient de souligner que, du côté du Chan, qui est avant tout une pratique, l’effet recherché n’est paradoxalement pas sensé l’être activement. Ce parallèle permet néanmoins de penser qu’il est possible de s’inspirer des « étapes » décrites vers l’Éveil pour réfléchir aux étapes et à la finalité d’une psychothérapie.

La quête d’une unité fondamentale de l’être

Nous nous limiterons ici aux théories de Carl Gustav Jung dans le domaine de la « thérapie ». Dans la théorie de Jung, la libération de la souffrance consiste en grande partie en l’art d’être de plus en plus totalement présent à son vécu. Et cela, sous l’influence intégratrice du Soi.

Notons qu’il serait erroné de comprendre la visée du processus d’individuation jungien dans les mêmes termes que celle de l’Éveil dans le Ch’an. L’individuation selon Jung reste dans le domaine psychologique, tandis que l’Éveil ch’an vise une réalisation ontologique de la non-dualité. Cela dit, les deux chemins convergent vers une transformation de la conscience menant à une expérience d’unité profonde. En effet, l’atteinte de l’Unus Mundus chez Jung — ce concept désignant l’unité fondamentale de toutes choses au-delà de la dualité, tel qu’il le développe dans « Mysterium Coniunctionis » — et la réalisation de la non-dualité dans le Ch’an reflètent une quête commune d’une unité fondamentale de l’être. Ce qui relativise les différences apparentes entre leurs finalités et leurs approches.

L’art d’apprivoiser le taureau

Les étapes vers l’Éveil ont souvent été représentées comme le processus de domestication d’un animal sauvage. Ainsi en est-il des dix tableaux et poèmes de maître Kakuan, un maître Ch’an chinois du XIIᵉ siècle, qui mettent en scène un enfant et un taureau. L’enfant représente l’homme à la recherche de la réalisation de sa propre nature et le taureau représente son vrai Soi. Les dix tableaux-poèmes illustrent les étapes de la réalisation de la vraie nature de l’homme.

Pour préciser ce qui est entendu par « la réalisation de sa propre nature » il faut savoir que du point de vue du Ch’an, ce qui est appelé communément le soi est une illusion, il n’existe pas, c’est une construction mentale. C’est en partie cela qu’il s’agit de voir : la méditation Ch’an est l’apprentissage de l’oubli de soi (et non de la disparition des pensées…). Toutefois, si la doctrine du soi comme illusion est une doctrine qui dit ce que le soi n’est pas, elle ne dit pas qu’il n’y a pas de soi. Elle dit que le vrai soi n’est pas le moi ou « soi-ego » identifié avec les facteurs empiriques de la personnalité.

La psychothérapie analytique jungienne

Parallèlement, dans une psychothérapie d’inspiration jungienne, le conscient est vu comme une émergence de l’inconscient. Le moi (ou soi-ego) qui est le centre du champ de conscience n’a donc pas son fondement en lui-même, mais dans un ailleurs qui lui échappe. Il est distinct du Soi qui est un archétype dont la numinosité incite à la réalisation de la totalité conscient-inconscient. La réponse à cette incitation implique de se coordonner à la volonté totalisante du Soi puisque la totalité inclut aussi l’inconscient et ne peut donc pas être uniquement consciente. Ce qui veut dire que l’expérience transformante de la relation au Soi sera simultanément vécue par le moi comme une « défaite ».

Le mot « défaite » peut renvoyer au sens d’une perte, mais également par glissement sémantique à l’idée d’une déconstruction. Cette déconstruction correspond avant tout à la libération de l’identification de ce que l’on nommera provisoirement « l’observateur » (initialement projeté sur le thérapeute) et du complexe « moi » et ses contenus conflictuels. Ce qui peut faire écho au fait que du point de vue du Ch’an la libération de la souffrance implique un Éveil qui, réalisant l’illusion du soi-ego, met fin du même coup au mécanisme de sa construction.

Les « étapes » vers l’Éveil et la psychothérapie analytique jungienne

Pour approfondir cette réflexion, nous utiliserons dans les billets à venir le recueil des dix tableaux et poèmes de maître Kakuan mentionné plus haut, en faisant un parallèle entre les « étapes » vers l’Éveil qu’elles représentent et celles du processus d’une psychothérapie jungienne.

Il est important de noter que ces dix étapes sont plutôt à considérer comme des positions inscrites dans un cercle que comme décrivant une ascension, ce qui est suggéré dans les dix tableaux par le fait qu’ils ont en commun un cercle.

De même, ils suggèrent peut-être que c’est « l’enfant » ou « l’esprit de débutant » en nous — concept popularisé par Shunryu Suzuki dans Esprit zen, esprit neuf (1970), mais également fil conducteur dans les enseignements des maîtres Ch’an à travers les siècles — qui est à même de nous conduire vers la réalisation de la présence de ce cercle, à voir comme une image du Soi, dont la présence nous précède toujours mais reste à réaliser.

Les « étapes » du point de vue du Ch’an

Ces étapes peuvent se résumer ainsi :

  1. Un enfant seul dans la nature. Il est perdu, il s’est égaré. Il cherche, se cherche. Perplexe… Les choses ne sont peut-être pas simplement ce qu’elles paraissent être. La méditation commence,
  2. L’enfant a trouvé la trace du taureau. Quelle que soit la manière, le sens de la recherche apparaît : il doit exister une manière de se vivre plus authentique. La méditation s’approfondit,
  3. L’enfant entrevoit le taureau. Soudain, ce qui est cherché est vu fugitivement. C’est l’expérience initiale d’éveil au « soi réel ». Juste une ouverture ; une incitation à y regarder de plus près,
  4. L’enfant attrape le taureau qui n’est pas très maniable. Une lutte s’engage. L’habitude d’un monde fait de séparations se lâche difficilement. Qu’est-ce qui résiste ? Qui résiste ? L’épreuve du doute.
  5. L’enfant en vient à vivre en paix avec le taureau. Le sérieux de la pratique finit par entraîner un apaisement de la tension. De la simplicité apparaît.
  6. L’enfant chevauche le taureau jusque chez lui. Les oppositions disparaissent une à une, bien/mal, gain/perte… En reste-t-il ? L’enfant et le taureau, le taureau et l’enfant ?
  7. L’enfant est assis chez lui et il médite. De retour chez lui, il s’abandonne à – et dans – la pratique et ne pense plus à chercher autre chose,
  8. Juste un cercle vide. Le corps et l’esprit abandonnés, tout concept a disparu et tout est vécu sans retour sur soi. Il n’y a plus ni sujet ni objet de conceptualisation, plus d’Éveil recherché, ce qui était présent depuis le début de la quête se révèle,
  9. La nature réapparaît. Les choses, maintenant, sont simplement ce qu’elles sont,
  10. L’enfant est de nouveau là, joyeux, sur la place du marché. Quoi qu’il advienne, le quotidien est expérimenté habilement dans la joie.

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Patrick Bertoliatti

Souscription

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